dimanche, juillet 7, 2024

Dredge

NOTES FINALES

Note de l'auteur
9/10
Note RPG
6/10

Un encart jauni, arraché à un vieux journal, scelle le destin du pêcheur solitaire. La perspective d’un nouvel emploi, l’espoir épuisé d’un avenir plus clément sous la vigilance du Grand Phare. Le frêle esquif fend les flots comme un rasoir, creusant dans sa course les eaux ensanglantées par un soleil mourant. Le pêcheur s’efforce de rejoindre la côte de l’île de la Grande Moelle, une petite communauté recluse au sein d’un archipel isolé. Vogue, pêcheur, vogue. Soudain, en un claquement de doigts, l’horizon tout entier senténèbre d’une brume irréelle, purée de pois insondable qui étouffe le ciel et éclipse la vue. Au cœur de cette obscurité d’encre impénétrable, se fait entendre un bruit sourd issu des profondeurs abyssales de l’océan, une pulsation rythmée qui résonne lourdement sous les pas. Les battements répétés d’un cœur étranger et lointain. Et dans un vacarme assourdissant, le choc contre les rochers. Le naufrage inévitable.


Dredge c’est avant tout l’art de poser une ambiance. La sensation poisseuse que rien ne tourne rond dans l’archipel maudit où vous venez d’échouer. Comme si ses habitants en savaient plus que vous, qu’ils avaient tous quelque chose à cacher, quelque chose à taire de peur de trop en dire. De peur d’éveiller un mal tapi dans les abysses et toujours aux aguets. D’abord détaché de leur quotidien, leur attitude prête à sourire, et leurs superstitions vous semblent bien risibles. Comme autant de frayeurs fondées sur le folklore rural, terreau fertile de l’esprit affolé qui amuse le cartésien. Après tout, vous péchez tout le jour et mises à part des eaux miraculeuses remplies de poisson, rien ne semble troubler la baie. Et puis, sur une commande spéciale du poissonnier, vient le moment de votre première pêche de nuit…

A écouter en lisant le test.

Le Cauchemar d’Innsmouth.

Dredge n’impose rien à son joueur mais vous incite à faire des choix dangereux. Après tout, vous pourriez tout aussi bien délaisser la commande de votre mystérieux client et continuer à vaquer dans la baie de la Grande Moelle en journée. Vous ne rencontreriez que du menu fretin, mais en quantité suffisante pour vous assurer une vie paisible et sans histoires. C’est d’ailleurs la recommandation du maire de la ville, de la gardienne du phare et de la charpentière de navires, qui vous ont tous conseillé de ne pas vous aventurer sur les flots au cœur de la nuit. Sans ces recommandations, vous seriez-vous aventuré en pleine mer à la lueur de la lune ? Pas sûr. Votre esprit de contradiction et votre curiosité naturelle auront simplement fait leur œuvre…

 » La baie recèle à l’évidence bien des mystères que vous tenterez vainement de percer mais qui participent à cette atmosphère sibylline.« 

C’est au moment de ce choix, de cette servitude volontaire que vous êtes pleinement devenu un personnage lovecraftien. Point de rupture dans la continuité de votre destin, vous engager sur les eaux endormies revenait à signer un pacte avec l’étrange et le grotesque, tous deux au service d’une horreur qui hantera désormais vos nuits. Vos pêches seront dès lors souillées par la présence d’aberrations morbides, des poissons difformes et maladifs qui mordront parfois à votre hameçon ou s’échoueront dans vos filets. Inévitablement, vous finirez par les revendre au poissonnier, cet homme de prime abord inquiétant qui sombrera dans une bizarrerie bien plus profonde après avoir goûté à la chair suspecte.

Une épidémie qui semble se répandre en tout lieu que vous arpenterez, puisque bon nombre d’habitants de la région ont une allure ou des demandes exotiques. Que penser de ce docker pour qui vous livrez d’immondes colis suintants d’une substance noire et visqueuse ? Ou de cette femme pathologiquement maigre qui vous demande de lui ramener un poisson faisandé pour l’enterrer dans le sable avant de le manger ? La baie recèle à l’évidence bien des mystères que vous tenterez vainement de percer mais qui participent à cette atmosphère sibylline.

Bass Master Frissons.

En termes plus concrets de jouabilité, la boucle de gameplay principale consiste à sillonner les côtes alentour, et à se rendre à l’occasion en pleine mer, pour pêcher une grande diversité de poissons issus du monde réel. Chaque espèce de poisson se capture en réalisant un mini-jeu qui consiste à cliquer au moment où votre curseur se retrouve dans la zone verte de la jaune de pêche. Toutes ces prises occupent alors une place bien définie dans la cale de votre bateau qui est représentée visuellement par un ensemble de cases qui rappelle l’inventaire de Diablo. Une fois rempli, il convient de se rendre au port marchand le plus proche pour vendre le fruit de votre dur labeur.

Un parti pris qui peut paraître simpliste, mais qui cache une réelle profondeur de jeu grâce à la superposition de plusieurs mécaniques bien senties. Tout d’abord, chaque espèce de poisson se pêche à un moment précis de la journée, dans une zone bien définie et à une profondeur spécifique. De plus, toutes les méthodes ne se valent pas : certains sont à capturer à la canne à pêche quand d’autres demanderont l’usage d’un chalut ou d’un casier à crabes. D’autre part, l’argent généré par un poisson surpêché voit son prix décliner au profit de la vente d’espèces plus exotiques voire d’aberrations qui ne se rencontrent que selon un taux de drop assez faible.

Autant de systèmes qui vous encouragent très clairement à prendre des risques, à partir loin et longtemps au mépris des dangers qui vous guettent. D’autant plus que l’argent généré par vos ventes n’aura que pour seul et unique usage de réparer votre coque ou d’acheter des améliorations pour votre navire. Vous souhaitez une meilleure propulsion, une cale plus spacieuse, des phares plus lumineux, des outils de pêche plus performants ? Il vous faudra allonger la monnaie. Mais pour obtenir tous ces jolis bijoux technologiques, l’étape de la recherche technique est incontournable. Recherche qui ne se fera qu’en échange d’une monnaie spéciale, les « pièces de recherche » qui ne se trouvent pas partout, loin de là.

Millefeuille narratif avec supplément lore.

Disons que bien qu’il existe plusieurs façons de se procurer ces précieuses ressources, la plus simple d’entre elles consiste à suivre la trame principale et les diverses tâches trouvables ci-et-là pour le joueur avide d’exploration. Une excuse parfaite pour vous distiller précautionneusement quelques gouttes de l’intrigue sans pour autant vous la divulgâcher, tant il serait dommage que vous passiez à côté de la découverte d’un récit digne d’une nouvelle inédite de Lovecraft. Si je ne taris pas d’éloges quant à la narration, c’est parce qu’à l’identique de la jouabilité, le studio a fait le choix de proposer une superposition de systèmes pour raconter son histoire et que cela fonctionne à merveille.

Dans les faits, la narration passe par un premier niveau attendu qui est celui du dialogue avec les PNJ. Dès les premiers instants du jeu, vous rencontrerez un personnage mystérieux qui se présente à vous comme « Le collectionneur« . Par une série de dialogues bien écrits, il vous enverra aux quatre coins de la carte retrouver des artefacts engloutis, et vous offrira au passage la capacité de draguer le fond des mers pour réaliser votre tâche. Un second niveau de narration s’ouvre alors, car au fil de l’eau, vous trouverez un certain nombre de trésors perdus, mais aussi des bouteilles à la mer, qui contiennent des messages, des fragments d’une vie passée. Les collecter, c’est commencer à reconstituer mentalement un puzzle qui vous mènera à vous interroger sur la baie, sur son histoire et sur les causes de la malédiction qui frappe les lieux.

Le troisième niveau de narration passe par les décors, le choix des environnements et l’omniprésence de ruines très éclectiques. Vous rencontrerez pêle-mêle des cases construites sur pilotis, un très ancien château fort ou encore les vestiges d’un sanctuaire à l’architecture cyclopéenne. Naissent alors inévitablement des interrogations quant à l’existence de ces bâtiments et de ces monuments, où parfois seule l’association d’idées permet d’établir et de confirmer une conjecture. Une couche de réflexion supplémentaire dans laquelle j’ai bien l’impression de n’avoir pas encore terminé de faire toute la lumière. Car au moment d’écrire ces lignes, je pressens l’existence d’un quatrième niveau de narration menant possiblement à des réponses cachées derrière des énigmes terriblement discrètes. Dredge c’est avoir l’impression permanente de déchiffrer les pages du Necronomicon mot après mot, ligne après ligne, sans toutefois parvenir à en appréhender toute l’étendue signifiante.

The Thing.

Une fois que vous aurez terminé la trame principale de Dredge, et possiblement retourné chaque coin du jeu pour en comprendre ses plus obscurs secrets, le studio vous propose deux DLC destinés à compléter votre expérience de joueur. Blackstone Key est clairement dispensable voire même répréhensible puisqu’il vous offre d’acheter une clé qui ouvre la porte de l’un des bâtiments du jeu contre la somme de cinq euros. A l’intérieur se cachent deux objets. Un moteur dont la vitesse est indexée sur les battements du cœur de votre personnage, qui peut s’avérer utile lorsque vous êtes en proie à la folie afin d’échapper aux dangers qui rôdent dans la brume nocturne. Une rune équipable sur une zone de pêche de votre cale afin d’attirer davantage d’aberrations, ce qui peut vous permettre de gagner plus d’argent mais aussi de réaliser plus facilement certains succès du jeu.

Le second DLC, The Pale Reach, est bien plus intéressant, puisqu’il vous donne accès à un tout nouvel environnement polaire pour la somme de six euros. L’occasion de vous raconter les mésaventures d’un groupe de chercheurs installés sur un bout de banquise qui voient leur quotidien chamboulé par la présence d’un bien étrange narval. L’expansion vous propose environ deux heures de jeu supplémentaires, le temps d’équiper votre bateau d’un système brise-glace et de prendre la mesure de la menace qui rôde dans ce nouveau biome. Les plus déterminés et complétionnistes d’entre vous seront ravis de découvrir au passage une zone de pêche inédite peuplée d’une dizaine de poissons additionnels et d’avoir huit succès de plus à réaliser pour espérer golder le jeu. Un complément plutôt bien venu mais assez rapidement évacué pour les joueurs chevronnés qui auront amélioré leurs compétences maximum avant de se lancer à la conquête des glaces.


Dredge ne se contente pas d’être un jeu de pêche brillamment inspiré, et pose par son ambiance lugubre, son aura d’étrangeté et son fatalisme désabusé toutes les conditions nécessaires à faire de vous un véritable héros lovecraftien. Maître d’un destin obscur scellé par les brumes que peuplent les aberrations de la baie, vous fendrez les flots en quête de poisson et de reliques comme en quête de vous-même. Une plongée dans les noirs abysses de la psyché humaine qui ne laissera personne indifférent.



POUR

  • Narration à plusieurs niveaux de compréhension
  • Bande-originale.
  • Ambiance horrifique mais pas horrifiante.
  • Une vraie incarnation d’un héros tragique lovecraftien.
  • Bestiaire inspiré.
  • Décors.
  • Gameplay qui ne lasse jamais.
  • Evolutions du bateau et vrai gap technologique.
  • DLC Pale Reach (1 à 3 h de jeu en plus).

CONTRE

  • DLC Blackstone Key (inutile)
Note testeur 09 sur 10
Note RPG 3 sur 5

Furvent
Furventhttps://maitregeek.fr
Rédacteur et traducteur. Amoureux de RPG depuis toujours. Amateur de belles histoires. Chasseur de succès en quête du sacro-saint gold.

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L'archiviste

Merci Furvent pour ce test. Je l’aime bien ce « petit » jeu de caractère. Il a donc autant d’atouts RPG que les hack’n slash en général ce qui n’est pas pour me déplaire. Et la pêche j’adore ! Mais est-ce que les gros poissons du jeuvont rentrer dans ma nasse ? 😉

Iskaras

A une époque je cherchais justement un jeu se passant en mer dans une ambiance Lovecraftien justement. Merci pour la découverte, vous vendez bien le jeu et donner envie d’y jouer pour voir
Personnellement je ne suis pas fan de ce genre de graphique mais si tous ces bons points que vous énoncés sont juste ca ne doit pas poser problème

Un encart jauni, arraché à un vieux journal, scelle le destin du pêcheur solitaire. La perspective d'un nouvel emploi, l'espoir épuisé d'un avenir plus clément sous la vigilance du Grand Phare. Le frêle esquif fend les flots comme un rasoir, creusant dans sa course...Dredge
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